Le premier établissement orthopédique de France

La genèse de Morley

Une des conséquences de la fin de l’épopée napoléonienne reste la dissolution de la Grande Armée. Les soldats sont licenciés. De nombreux médecins et chirurgiens militaires retrouvent la vie civile. S’installant comme médecins, ils constituent une nouvelle concurrence. Ainsi, la clientèle de nombreux praticiens baisse et F. Humbert, impacté par cette situation, réfléchit à de nouvelles activités médicales.

Comme J.-A. Venel, il rencontre au fil de sa clientèle des malades avec des pathologies orthopédiques. C’est donc de manière fortuite qu’il se lance dans les soins orthopédiques. « Pour la première fois, j’employai des moyens mécaniques contre une difformité de la colonne vertébrale. Sans avoir rien lu de ce qui avait été écrit à ce sujet, sans idée aucune de ce qui se passait en Allemagne, dont les établissements, les seuls qui existassent antérieurement au mien m’étaient inconnus, n’ayant enfin pour guider que mes propres idées, je mis les mains à l’œuvre, décidé par les instances réitérées des parents du malade.»

A ses compétences reconnues en anatomie, il ajoute un sens inné pour la mécanique, qualité indispensable à l’époque, pour pratiquer l’orthopédie. Il déclare que « pour obtenir des succès en Orthopédie, des connaissances approfondies et une grande pratique de la médecine et en chirurgie ne sont pas suffisantes ; il faut encore des dispositions innées pour la mécanique. Un ouvrier si habille et si intelligent qu’il puisse être se pénétrera difficilement de la pensée des médecins parce qu’il ne connaît pas lui-même la médecine et, par conséquent, il ne pourra bien saisir les indications à remplir. Pour arriver à ce résultat, il faut qu’il y ait chez le même individu, réunion des deux genres de connaissances.»

Il fonde alors, en 1817 – ses contemporains parlent plutôt de 1818 – dans son village, son établissement. Par cette date, il est de fait le premier établissement orthopédique créé en France !

Premières patientes et premier soutien

Les premières personnes soignées viennent des environs. Elles sont originaires des villages voisins (Dainville-aux-Forges, 30 kilomètres, Vaucouleurs, 35 km…). Le premier cas décrit dans le traité de F. Humbert est une jeune fille originaire de Joinville qui arrive à Morley en mai 1821 pour une « scoliose dorsale avec incurvation à gauche des plus considérables ».

Comme l’oblige la loi, il associe un médecin consultant à son établissement. Dans ces premières années, c’est le docteur Champion, médecin reconnu de Bar-le-Duc, qui occupe cette fonction. Il assiste aux soins donnés aux premiers patients. Cette entreprise « lui parut, tout d’abord, sans résultat satisfaisant, environnée d’écueils, et, par-dessus tout, périlleuse pour les malades. Mais lorsque nous eûmes répété notre expérience devant lui, et qu’il eut examiné avec soin les effets étonnants du poids de la partie inférieure du corps sur le redressement du rachis, il comprit bientôt, comme nous, les avantages considérables qu’on pouvait se promettre de l’emploi des moyens mécaniques dans le traitement des incurvations spinales et de l’innocuité de cette méthode, appliquée avec discernement et conduite avec sagesse. Dès lors, loin de s’opposer à notre projet, il nous encouragea à le mettre en exécution, malgré le blâme déversé contre cette méthode dans les ouvrages de médecine et de chirurgie.»

Le 4 juillet 1822 paraît dans le journal « le Constitutionnel » une lettre signée L. C. D. M. P., que nous pouvons identifier comme Louis Champion, Docteur en Médecine de la faculté de Paris. Cet article vante les mérites de l’établissement de Morley.

A l’heure où ce type d’établissements n’existe pas ou peu en France, celui de Morley devient l’enjeu de toutes les convoitises, mais aussi de toutes les interrogations. Les premiers éléments qui arrivent au préfet de la Meuse sont négatifs. Par exemple, l’illustre docteur Moreau (1778-1846) de Bar-le-Duc lui affirme dans un courrier que « les déviations de l’épine dorsale ne peuvent être guéries par des moyens mécaniques ; les gens de l’art qui font usage des remèdes de ce genre sont, sans exception, des ignorants ou des fripons : mais le malheur rend crédule et écarte des routes de l’expérience. C’est sur cette disposition que l’imposture calcule.»

Premier contrôle

La parution de l’article dans un journal national intrigue au-delà de la région. Le 5 décembre 1822, Pierre Marie Daniel de Kerinou, ex-procureur du roi, ancien président du conseil général des Côtes-du-Nord et ancien maire de Lannion, interpelle le préfet de la Meuse au sujet de l’établissement ; sa fille souffrant d’une scoliose.  « J’ai une fille de seize ans, que la nature avait favorisé des formes les plus régulières et de la plus jolie figure. Elle était depuis trois ans dans une maison religieuse et d’éducation à Quimper (Finistère). Je l’en ai retirée au mois de juin dernier, dans un état de rachitisme pitoyable, l’épine du dos dérangée de la ligne droite, une épaule plus grosse que l’autre, l’omoplate saillant en dehors, la tête, le corps penché et deux côtes rentrées et se repliant dans l’intérieur. » Dans ces temps, où de nombreux charlatans font office, ce notable se questionne : « Je m’importe principalement de savoir, si monsieur Humbert a trouvé les moyens, je pourrai dire les secrets, de redresser les déviations de l’épine dorsale et de la rétablir dans la ligne droite et naturelle. Et s’il en produit des exemples vérifiés sur des adultes.» Cette demande contraint le préfet à nommer un médecin reconnu pour expertiser l’établissement. Le 15 décembre, il sollicite le docteur Brion, de Saint-Mihiel (Meuse) « médecin le plus instruit du département et dont la réputation s’étend sur plusieurs autres départements».  

Il est reçu avec amabilité (sic) à Morley. « Il a mis la plus grande obligeance à me montrer sans réserve, à m’expliquer tous ses appareils, mais ils sont tous sa propriété, c’est le produit de son industrie. […] Ces machines prouvent des connaissances anatomiques étendues et surtout un talent particulier dirigé pour l’emploi de la mécanique. » Son rapport comporte une quinzaine de feuillets manuscrits. Après avoir retracé l’histoire de l’orthopédie, des corsets d’Ambroise Paré aux machines de Levacher de la Feutrie, il présente le fonctionnement des appareils utilisés à Morley pour les scolioses. Après la présentation des trois observations de patientes qu’il a examinées, il précise « D’ailleurs, j’ai l’honneur de vous le répéter, Monsieur Humbert n’a pas la prétention de guérir complètement toutes ces malades. Il l’a dit, redit à elles, à leurs parents. Il y a loin de là au charlatanisme. » Après avoir cité trois noms de médecins reconnus qui ont déjà visité l’établissement, il conclut, « je pense donc que l’établissement que M. Humbert a formé à Morley, pour redresser les déviations de la colonne épinière est utile et qu’il doit être encouragé.»

Le duc de Cadore, pair de France, ancien ministre, sollicite également en 1823, des renseignements pour un proche. « Pourriez-vous savoir et me faire connaître s’il y a de la réalité dans les succès dont le bruit est venu jusqu’à Paris, si le caractère, comme le talent de ce docteur mérite quelques confiances, si on peut lui envoyer une jeune personne dont la taille est devenue défectueuse. » Puis, cette expertise est demandée par l’Etat. Le baron Capelle, conseiller d’État et commissaire du roi au ministère de l’Intérieur interpelle à son tour le préfet.

A partir de ce moment, ces différentes sollicitations renforcent la notoriété de l’établissement de Morley et grâce au bouche-à-oreille, les patients vont affluer.


Sources et crédits photographiques

Lettre du docteur Moreau au préfet de la Meuse, sd, AD55, 262M2

Lettre de P.-M. Daniel de Kérinou au préfet de la Meuse, Lannion, 09 novembre 1822, AD55, 262M2,

Lettre de P.-M. Daniel de Kérinou au préfet de la Meuse, Lannion, 05 décembre 1822, AD55, 262M2

Lettre du préfet de la Meuse à P.-M. Daniel de Kérinou, 15 mars 1823, AD55, 262M2

Rapport du docteur Brion sur l’établissement de Morley, sd, AD55, 262M2

Lettre de J.-B. Nompère de Champigny, duc de Cadore au préfet de la Meuse, 2 janvier 1823, AD55, 262M2

Lettre du baron Capelle, secrétaire d’Etat, ministère de l’Intérieur, au préfet de la Meuse, 12 mars 1823, AD55, 262M2

Buste du docteur Champion, Bar le Duc

Article, Le Constitutionnel, 4 juillet 1822