Les Luxations Congénitales de la Hanche

Une controverse médicale

Guillaume Dupuytren (1777-1835)

Le début du XIXe siècle connaît un nouvel intérêt pour les luxations de la hanche et en particulier pour les luxations congénitales de la hanche (LCH). Guillaume Dupuytren publie, en 1826, son mémoire sur le « déplacement originel ou congénital de la tête des fémurs ».

Cette pathologie est encore peu connue, mal diagnostiquée. « Quelque importante que soit cette luxation par elle-même, elle l’est encore davantage sous le rapport du diagnostic ; car, comme elle présente tous les signes de celle qui est la suite d’une maladie de l’articulation ilio-fémorale, elle a dû être et elle a toujours été confondue avec cette dernière, et, par une conséquence inévitable, elle a toujours été soumise aux mêmes traitements, quoiqu’elle ne constitue qu’un vice de conformation, et tout au plus une infirmité. » Il réaffirme les difficultés de diagnostic, en particulier chez les très jeunes enfants.

« Quelle peut donc être la cause d’un déplacement sans maladie qu’on ait pu observer, et sans violence qu’on ait pu constater ? Ce déplacement serait-il le produit d’une maladie survenue au fœtus dans le sein de sa mère, et guérie avant sa naissance ? Serait-il le résultat d’un effort ou d’une violence qui aurait fait sortir la tête du fémur de la cavité cotyloïde, et cette dernière se serait-elle oblitérée sans maladie, et seulement parce qu’elle serait restée sans emploi et par conséquent inutile ; la nature aurait-elle oublié de creuser une cavité pour la tête des fémurs, ou bien cette cavité qui résulte du concours et de la réunion des trois pièces dont se compose l’os des îles, serait-elle restée imparfaite par suite de quelque obstacle à l’évolution des os, ainsi que M. Breschet est porté à le croire. Je n’ai à proposer aucune opinion sur des questions aussi difficiles à résoudre… »

Enfin, il termine en affirmant l’incurabilité de cet état.  « Quoi qu’il en soit, on se consolerait aisément de ne pas connaître la cause de ces déplacements, si l’on connaissait les moyens de les faire cesser, ou du moins de pallier leurs mauvais effets ; malheureusement il n’en est pas ainsi, et ces déplacements ne comportent ni remède curatif, ni même de palliatif bien efficace. A quoi serviraient des tractions exercées sur les membres inférieurs ? En supposant que, par ce moyen, on pût ramener ces membres à leur longueur, n’est-il pas évident que la tête des fémurs, ne trouvant aucune cavité disposée pour la recevoir et capable de la retenir, le membre perdrait, dès qu’on l’abandonnerait à lui-même, la longueur qu’on lui aurait rendue par l’extension ? »

François Humbert (1776-1850)

Les « boiteux » constituent une partie de la population, où différents mythes s’y rattachent. C’est dans ce contexte, que F. Humbert est consulté. « On m’amena une jeune fille de quinze ans ayant les deux fémurs luxés. Elle me dit, ainsi que les parents qui l‘accompagnaient, qu’à l’âge de six ans, elle avait commencé à boiter, que la claudication avait été toujours en augmentant, qu’elle avait été forcée de croiser les cuisses l’une sur l’autre pour empêcher son corps de descendre contre ces membres inférieurs. Que depuis deux ans, elle était obligée de marcher le pied droit à gauche et le gauche à droite. Que dans cet état, elle pouvait encore faire une demi-lieue. Je reconnus bien vite les deux luxations, mais il y avait neuf ans qu’elles étaient survenues. Les médecins en général avaient prononcé qu’une luxation ancienne était irréductible, partageant leur opinion, je me contentai seulement de modeler cette horrible difformité et renvoyai cette malheureuse dans son pays, ne voyant aucun espoir de pouvoir lui être utile. […]

En 1827, un de mes parents, qui était à Cadix en qualité d’intendant militaire, m’écrivit que son beau-fils qui était au collège de La Flèche était soigné pour une luxation spontanée du fémur, qu’il y avait déjà plusieurs mois que l’accident était arrivé, que les médecins qui le traitaient, que ce qui a de plus célèbres, en fait de capacité dans la capitale, avaient été consultés et d’un commun accord, avaient décidé que la maladie était incurable, qu’avec le temps, il se formerait une fausse articulation et qu’il serait boiteux toute sa vie. Qu’il fallait l’entreprendre et le guérir. Je lui répondis que je n’avais soigné de semblable infirmité, que les médecins ayant prouvé son incurabilité, je serai téméraire ainsi d’entreprendre une semblable cure que tous les auteurs étaient d’accord sur cela, que je ne voulais pas m’exposer à perdre ma réputation, mon établissement dans une entreprise aussi douteuse. Il me répondit : « Vous ne devez rien écouter, que votre tête, ne pas vous méfier de vos forces. Je réponds de tout. D’ailleurs si vous ne guérissez pas, vous ne ferez pas plus de mal qui en existe, mais au moins il faut tenter. Je fais partir ma femme qui ira prendre son fils à La Flèche et ira s’installer chez vous. »

Quasi forcé, l’orthopédiste prodigue à partir du 9 juin 1828, des soins auprès du jeune homme. « Notre imagination travailla sans relâche à confectionner un appareil qui remplit toutes les indications. Un premier fut inventé et rejeté parce qu’il ne répondait pas à nos désirs ; nous en fîmes construire un second, un troisième, un quatrième enfin qui me parut dégager des imperfections que présentaient les premiers. La mère d’Alfred, Alfred lui-même attendaient avec une anxiété égale à la mienne les effets qui devaient en résulter. Le jeune malade y fut placé, et dix-huit jours après, la réduction était opérée, l’os ramené dans sa cavité et l’égalité des deux membres rétablis. »  Neuf mois plus tard, le 7 février 1829, Alfred Germond Avenel Delavigne quitte Morley « parfaitement guéri, se portant bien, ayant les deux extrémités égales en longueur et marchant sans béquille ».

Son beau-père fait paraître dès le 18 juillet 1828, un premier article dans le journal « Provincial » où il vante les mérites de l’établissement de Morley. Puis il réitère une publication dans le « Journal des Débats » du 25 février 1829.

Les explications de F. Dubrana

Frédéric Dubrana est Professeur des Universités de Bretagne Occidentale, chirurgien des hôpitaux depuis 2004.
Il commente la planche anatomique réalisée par F. Humbert et explique la maquette de l’appareil extenseur inventé.

Fort de ce résultat, l’orthopédiste meusien poursuit ses recherches, il traite de nouvelles luxations traumatiques et s’engage sur le traitement des LCH. En mars 1829, il accepte de prendre en charge une jeune fille de 17 ans, atteinte d’une double luxation congénitale de la hanche. Six mois plus tard, il affirme l’avoir guérie.  Elle rentre dans sa famille, en utilisant simplement des béquilles.

Révolutionnant la médecine de l’époque, il publie en 1835, le fruit de sa découverte dans son ouvrage rédigé en collaboration avec le docteur Jacquier.

Son processus thérapeutique se compose de quatre phases successives :

  1. Amélioration de l’état général du patient. Cette prise en charge préliminaire basée essentiellement sur une bonne hygiène de vie peut durer parfois quelques semaines.
  2. Extension – traction. Grâce à un lit mécanique et à un appareil extenseur il tracte jusqu’à l’obtention d’une élongation de moitié ou deux tiers du raccourcissement de la jambe. Cette extension progressive du membre luxé permet la descente de la tête fémorale de haut en bas et d’arrière en avant.
  3. Poursuite de l’extension avec la réduction à l’aide d’un appareil réducteur. Une fois l’extension considérée comme suffisante, le membre est mis en abduction, ce qui prépare la réduction puis de manière manuelle, la tête fémorale est replacée dans sa cavité
  4. Stabilisation. Dans un premier temps, le patient est replacé dans un lit mécanique, Le but est de conserver l’extension et la contre-extension afin d’éviter une récidive. Puis il accompagne la mobilisation du patient. D’autres appareils aident le patient à reprendre une activité. F. Humbert utilise ainsi des attelles, un brancard brisé pour sortir à l’extérieur, un lit articulé à placer dans un chariot et enfin l’utilisation de béquilles à roulettes, puis de béquilles simples.

Les critères de guérison retenus par F. Humbert sont de trois ordres : l’égalité des deux membres, que le membre atteint puisse supporter le poids du corps et qu’il n’y ait aucun raccourcissement.

Cette découverte et la publication de ces nouveaux principes ébranlent la sphère médicale de l’époque. F. Humbert conclut son ouvrage, contenant les premières planches d’anatomie pathologique de cette pathologie : « Ainsi se trouve détruit par les faits, ce point de doctrine que nous avons signalé, l’irréductibilité des luxations après quelques mois d’existence ; ainsi se trouve établie une vérité nouvelle et tout opposée ; leur réductibilité quelle que soit leur ancienneté, fussent-elles même congénitales, vérité bien consolante pour l’humanité, bien glorieuse pour la science qui voit avec orgueil son domaine s’agrandir. »

Charles-Gabriel Pravaz (1791-1853)

Le docteur Joffre, médecin originaire de l’Ardèche, oriente une de ses patientes au docteur Pravaz pour une LCH. Ce dernier annonce la guérison de la jeune personne. En 1837, le docteur Joffre ayant pu examiner également une jeune fille issue de l’établissement de Morley dément les réussites obtenues par F. Humbert. La polémique est lancée !  

En 1838, le célèbre docteur Pravaz, bien que félicitant F. Humbert pour sa hardiesse d’avoir « ouvert la voie à d’autres tentatives », publie deux mémoires sur le sujet où il réfute le fait que F. Humbert ait réussi à réduire les luxations. Il réclame à son bénéfice cette première guérison.

L’académie de médecine est saisie

Une véritable controverse s’empare du milieu médical. L’Académie nationale de médecine hésite à intervenir, malgré les plaintes des protagonistes. Lors de la séance du 19 février 1839, les rapporteurs s’adressent aux membres de l’Académie, « Vous voyez, Messieurs, qu’il s’agit d’une contestation entre deux orthopédistes, tous deux fort honorables. L’Académie n’est pas instituée pour se mêler des polémiques qui peuvent s’élever entre particuliers, à moins toutefois qu’elle n’en ait reçu mission du gouvernement, ce qui n’a pas lieu dans cette affaire.

Lors de la séance du 10 septembre 1839, l’Académie ne parvient pas à trancher, même si avec les arguments en présence, « il en résulte que si M. Humbert a le mérite d’avoir conçu le premier la possibilité de la réduction des luxations congénitales, Il n’est nullement prouvé qu’il ait obtenu de véritable succès et qu’à M. Pravaz paraît appartenir l’honneur du véritable succès… La discussion est remise à la prochaine séance. »

La séance suivante, le 17 septembre, voit se confronter d’autres opinions contradictoires, en particulier avec les docteurs Bouvier et Gerdy. Puis l’Académie de médecine se pose la question autour de la qualité du diagnostic préalable aux traitements donnés, remettant en cause la réalité des réductions elles-mêmes. L’Académie de médecine est d’autant plus en difficulté que l’Académie royale des sciences s’est déjà positionnée, en octroyant une récompense de 3 000 francs, en 1836, à F. Humbert pour son ouvrage sur les luxations.

Si le monde médical n’arrive finalement pas à statuer, du fait notamment du peu de moyens techniques présents, la radiographie n’existant pas à l’époque, la littérature laisse à F. Humbert la hardiesse et la rationalité de ses tentatives et à C.-G. Pravaz, les premiers cas de réductions. En 1837, le journal « La France industrielle » salue les travaux de l’orthopédiste. « C’est à monsieur Humbert qu’appartiennent les premières et les plus grandes découvertes pour guérir les difformités de la taille, c’est surtout à lui que l’on doit la savante découverte des luxations spontanées coxo-fémorales sans carie, maladie inconnue et qui avait été considérée jusqu’à présent incurable. »

Enfin, par le soutien de ses amis, il obtient la Légion d’honneur, en 1837, pour l’ensemble de ses travaux.

Sources et crédit photographiques

Mémoires de F. Humbert,AD55, 8J18

AN, Base Léonore, Dossier : LH/1325/23

Maquette orthopédique, appareil extenseur, F. Humbert, musée barrois

Planche anatomique, Essai et observations sur la manière de réduire les luxations spontanées de l’articulation illio-fémorale, méthode applicable aux luxations congénitales et aux luxations anciennes par cause externe, F. Humbert, 1835