Une démarche scientifique ?

La démarche de F. Humbert auprès de ses patients

La première démarche de F. Humbert est de concevoir des appareils spécifiques pour chaque patient. Chaque corps et chaque cas sont différents. Les fauteuils, les lits sont donc étudiés en fonction de ces spécificités. Le diagnostic préalable et la prise en compte des mensurations de chacun sont primordiaux.  Il en résulte une multitude de machines qui paraissent semblables et qui sont pour autant différentes et spécifiques. Le nombre important de maquettes présentes pour une même pathologie illustre cette démarche.

L’impression que donne aujourd’hui ces maquettes semble d’une autre époque. Ces traitements paraissent associés à des postures très douloureuses. Pourtant, F. Humbert attache une attention particulière à la non-souffrance de ses patients. Il le mentionne régulièrement dans ses ouvrages, mais ce sont surtout les témoignages des parents qui le confirment. Lors de sa visite, le docteur Fodéré s’en stupéfait.

« J’avoue que, dans les trois à quatre premières expériences, j’étais tout ému du spectacle de cette espèce de torture ; mais je ne tardai pas à me raffermir. Les malades ne changeaient pas de couleur durant toutes ces opérations ; et chaque bossue que j’interrogeai avec l’air de m’apitoyer sur elle, me répondait en souriant qu’elle ne souffrait pas, qu’elle dormait très bien dans cet état de gêne, et qu’elle était si accoutumée à la présence du coin, qu’il lui manquait quelque chose lorsqu’elle ne l’avait pas. J’interrogeai aussi, pendant qu’on habillait les malades, leur pouls et leur respiration ; il n’y avait non plus aucun changement, tant est puissant chez les femmes le désir de paraître belles. »

De plus, les appareils sont construits de telle manière que les patients peuvent régler et moduler les tensions eux-mêmes, par un système de bras mobiles accessibles. En dernier cas, ils ont la possibilité de sortir de leur appareil, même si cela impacte fortement le traitement. Certes, nous ne sommes pas dans la prise en charge de la douleur contemporaine, mais celle-ci est bien reconnue et prise en compte en tant que telle. Enfin, donner la possibilité aux patients d’avoir du pouvoir sur les pressions exercées sur son propre corps, doit certainement faciliter son adhésion thérapeutique.

Une démarche scientifique ?

« Une époque toute nouvelle pour la médecine vient de commencer en France… ; l’analyse appliquée à l’étude des phénomènes physiologiques, un goût éclairé pour les écrits de l’Antiquité, la réunion de la médecine et de la chirurgie, l’organisation des écoles cliniques ont opéré   cette étonnante révolution caractérisée par les progrès de l’anatomie pathologique. » Le docteur Rayer illustre bien dans ces propos tenus en 1818, le contexte particulier dans lequel se situe la fondation de l’établissement orthopédique de Morley. Ainsi, bien qu’isolé des grands centres intellectuels et médicaux, F. Humbert s’engage dans les démarches scientifiques de cette première moitié du XIXe siècle.

R. Laennec (1781-1826) définit la méthode anatomo-clinique. « L’anatomie pathologique est une science qui a pour but la connaissance des altérations visibles que l’état de maladie produit sur les organes du corps humain. L’ouverture des cadavres est le seul moyen d’acquérir cette connaissance ; mais pour qu’elle devienne d’une utilité directe (…) il faut y adjoindre l’observation des symptômes ou des altérations de fonctions qui coïncident avec chaque espèce d’altérations d’organes. » La première chaire d’anatomie pathologique est aussi créée dans cette période, en 1819, à la faculté de médecine de Strasbourg.

F. Humbert possède une bonne connaissance de l’anatomie par sa formation initiale. Les études sur les luxations de la hanche sont d’actualité ; G. Dupuytren reproduit, en 1826, dans son mémoire, avec une série de trois gravures, les aspects extérieurs de cette pathologie.

De son côté, F. Humbert est le premier à donner, en 1835, une série de trois planches d’ »anatomie pathologique d’une luxation congénitale des deux fémurs d’une fille de 11 ans ».

Nous ne savons pas, si F. Humbert réussit à pratiquer des autopsies dans son établissement. Il déplore seulement les refus qu’il reçoit de la part des parents de patients décédés à procéder à des dissections à Morley.

Enfin, il semble rejoindre une démarche scientifique, plutôt inductive. A partir de cas singuliers, il examine de manière répétée différents cas pathologiques, qu’il consigne dans des observations.

Ensuite, avec ses résultats qu’il interprète et à partir de sa démarche d’évaluation clinique, fondée sur le test-retest, il modélise son processus thérapeutique.

F. Humbert s’engage dans la prise de mesures des signes cliniques, comme de nombreux médecins contemporains.  » Voir, explorer, écouter !  » Pour y parvenir, il invente deux instruments : l’hybomètre et le cruro-pelvi-mètre.

L’hybomètre

Pour les scolioses, l’hybomètre sert à « mesurer» la distance du plan horizontal passant par la plante des pieds à l’extrémité inférieure du grand doigt de chaque main, afin de déterminer, par la différence des deux mesures, de combien la colonne se trouve courbée. »

Le cruro-pelvi-mètre

Pour les luxations de la hanche, le cruro-pelvi-mètre permet de « déterminer de manière précise l’altération survenue dans un des membres abdominaux par suite d’une luxation, d’établir avec une précision mathématique la différence qui existe entre le membre sain et le membre affecté, sous le rapport du volume, de la position et de la forme. »

Ces appareils devaient permettre « d’arriver à des résultats qu’un examen, quelquefois douloureux, ne pouvait donner qu’avec inexactitude pour la plupart du temps. » Il s’agit aussi de pouvoir « renouveler cet examen sans douleur ni fatigue pour le malade, et aussi souvent que l’on voudra, ce qui mettra à même de juger des changements survenus chez lui à la suite du traitement ou par l’effet de la maladie. »

Dans un premier temps, ces instruments provoquent la curiosité parmi les parents présents à Morley. « Je choisis parmi les filles de service de l’établissement celle qui paraissait la mieux faite, la taille la plus élégante, car les mères qui étaient avec les Demoiselles me disaient souvent : « Je voudrai bien que nos filles soient aussi bien faites ». Elle fut donc placée dans l’hybomètre en présence de trois dames qui étaient curieuses de voir le résultat qu’on pouvait obtenir avec un pareil instrument. L’opération terminée, le dessin pris, nous fit voir toute l’imperfection de la taille de cette jeune fille, au grand étonnement des mères qui étaient avec nous.

Comme nous avions dans l’établissement plusieurs dévotes, elles trouvèrent mauvais qu’on avait fait cette expérience sur une fille qui n’était point en traitement, qu’il y avait de l’immoralité dans notre conduite, et beaucoup d’autres propos aussi inconvenants. Je n’y fis aucune attention. Cependant, elles montèrent tellement la tête aux jeunes personnes, qu’il me fut impossible de me servir de l’hybomètre pendant plusieurs mois.

Une dame qui vint pour voir sa fille qui avait déjà plusieurs mois qu’elle était en traitement, exigea d’elle que sa difformité soit mesurée. Elle s’y soumit, sans observation et j’obtins pour la première fois un dessin que je désirais depuis longtemps. Cette mère fit sentir tout le ridicule des propos qui avaient été tenus et l’exemple qu’elle donna fut suivi par plusieurs Demoiselles, ce qui me mit à même de pouvoir apprécier tous les avantages qu’on pouvait retirer de cet instrument.

Pour terminer ce qui a rapport à cette machine, quand les Demoiselles qui avaient été mesurées, furent sur le point de quitter l’établissement, je voulus recommencer pour être à même de comparer les dessins entre eux. Cela me fut impossible. Voilà le raisonnement qu’elles faisaient : je suis guérie, à quoi me servira de me laisser mesurer, beaucoup d’autres Demoiselles sont sorties et ne l’ont pas été. La chose est inutile. Elles n’envisageaient pas l’immense avantage qu’on pourrait en retirer. D’un autre côté, les autres Demoiselles entrantes se refusaient à cela, enfin le pauvre hybomètre resta là, dans un coin, ne servant que comme objet de curiosité pour les personnes qui venaient me visiter. On peut se rappeler ce que j’ai déjà dit au sujet des comédies des persécutions auxquelles j’ai été exposées ; comme le même fanatisme existait, que les prêtres étaient tout-puissants, que j’avais tout à redouter si j’eusse voulu brusquer l‘opinion du temps, je me gardais bien de chercher d’en faire usage et laissa l’hybomètre en attendant un temps plus favorable

Voulant observer, mesurer, documenter, de manière précise et objective, la méthode de F. Humbert est matérialisée par l’usage de ces instruments de mesure et par sa volonté d’objectiver les déformations avant et après le traitement.

Mais sa démarche est contrecarrée à la fois par la pruderie qui régnait à l’époque, mais aussi par le rapport du patient à la maladie, l’intérêt d’un suivi post-opératoire n’étant pas encore reconnu.

Sources et crédits photographiques

Mémoires de F. HumbertAD55, 8J18

Ouvrages de F. Humbert,

Planches, traité des difformités…. F. Humbert, 1838